Mes amis paroissiens de Saint-Jacques, en entrant dans votre église, vous avez sans doute été frappés par le nombre de visages inconnus ; ce matin nous accueillons la communauté des sourds en cette fête du Christ-Roi. En vous promenant dans la rue Saint-Jacques, vous avez sans doute remarqué les élèves de l’Institut National des Jeunes Sourds : à 17h30, ils franchissent le grand portail de l’école, posent leur sac au pied d’un grand mur et se mettent à échanger avec leurs mains. Tout le trottoir est occupé par des petits groupes qui se font face ; les passants entendants zigzaguent et se frayent un passage avec peine ; les jeunes mamans avec leur poussette crient en vain : «S’il vous plaît, pardon…» Les grands adolescents ne bougent pas, ils n’entendent pas. Ainsi à une dizaine de mètres de votre église, vivent des personnes séparées de nous par un mur invisible, le mur du silence. C’est insupportable de ne pas pouvoir communiquer ; beaucoup de familles où se mêlent sourds et entendants vivent ce mur douloureusement, car ils n’ont pas de langue commune.

Pour ma part, je me rappelle un jour de l’an familial à Reims : le repas n’en finissait pas, la cacophonie régnait, ça parlait dans tous les sens. À ma gauche mon dernier frère sourd se taisait, personne ne savait parler la langue des signes ; je me tourne vers lui : « Pourquoi tu ne dis rien ? » Il hausse les épaules : « Dire quoi ? Tout le monde parle, je suis perdu, je n’arrive pas à suivre, ne t’inquiète pas, c’est pas grave, j’ai l’habitude… » Il me tape amicalement sur l’épaule. Pour moi, la fête est finie : j’avais oublié mon frère sourd.

Aujourd’hui, je suis ému de rendre hommage à l’abbé de l’Épée, qui a consacré sa vie à ouvrir une brèche dans ce mur du silence et qui m’a aidé à recréer un lien avec mes deux frères sourds. C’est une très grande joie de vous rappeler qu’un prêtre, né à Versailles en 1712, a lutté pour sortir les sourds de leur isolement. Les sourds du monde entier fêtent aujourd’hui l’anniversaire de la naissance de l’abbé de l’Épée, ils le reconnaissent comme leur père spirituel et leur bienfaiteur. Après avoir réussi ses études d’avocat, il devient prêtre. En visitant les pauvres de notre quartier, il voit une femme en larmes, ses filles jumelles assises en train de coudre ; il s’arrête et la femme se confie : « Ma souffrance est grande, mes filles sont sourdes et l’abbé qui les préparait à la communion vient de mourir, qui viendra à mon secours ? » Pendant que la maman exprime sa douleur, l’abbé remarque les filles échanger des signes. Profondément touché par la détresse de la mère, l’abbé de l’Épée entend son cri : « Que mes enfants sourds connaissent la Bonne Nouvelle », et promet de leur donner une instruction religieuse, et de leur montrer le chemin de l’Évangile. Cette simple rencontre bouleverse sa vie : désormais il donne tout son temps au service de cette population méprisée. À son époque, les sourds sont considérés comme des êtres inutiles et encombrants, souvent abandonnés ou placés dans des asiles pour handicapés mentaux. Habité par la parole de Jésus : « Les petits et les pauvres seront les premiers dans le Royaume », rien ne l’empêchera de fonder la première école de sourds dans le monde, gratuite, ouverte aux filles et aux garçons. Pour inventer une pédagogie adaptée aux sourds, il se tourne vers les sourds illettrés et méprisés, et leur dit : « Soyez mes maîtres » ; l’avocat, fils d’un architecte du roi, apprend avec patience la langue des sourds, outil indispensable pour leur apprendre à comprendre le français et la foi chrétienne. Il essaie de voir le monde comme les sourds le voient, afin de les conduire vers Dieu. Ce premier instituteur des sourds est vraiment un ambassadeur du Christ-Roi : il est devenu le serviteur d’une communauté isolée et méprisée, qui n’avait pas le droit à l’éducation.

Depuis 1985, devenu aumônier de l’Institut des Jeunes Sourds, j’ai commencé à apprendre la langue des signes. À Reims, j’appuie sur la sonnette d’un pavillon qui déclenche des signaux lumineux ; ma belle-soeur m’ouvre, je la salue en signes : « Bonjour, comment vas-tu ? » Un sourire éclaire son visage, elle m’embrasse et me dit en signes : « Enfin on va pouvoir se parler, j’attends ce jour depuis si longtemps » ; une petite larme coule de ses yeux. Cet exemple personnel et celui de l’abbé de l’Épée, ne sont pas une invitation à vous inscrire tous à des cours de langue des signes, même si cela aiderait la communauté que j’ai l’honneur de servir ; bien sûr les sourds ne sont pas les seuls à souffrir de leur isolement dans notre monde et dans nos familles.

Baptisés, nous avons reçu l’appel à devenir les ambassadeurs du Christ qui a fondé un royaume d’amour et de service. Prenons garde au vocabulaire : dans son échange avec Pilate, Jésus semble résister au mot roi, car il sait combien pour ses contemporains comme pour beaucoup d’entre nous, ce mot « roi » évoque la force des armées, la puissance orgueilleuse, la domination sur les faibles, la possession des richesses… C’est sûr, nous dit Jésus, je ne suis pas roi comme le monde l’imagine. Les pensées des hommes ne sont pas celles de Dieu. Convertissons notre esprit et notre regard, en contemplant Jésus revêtu d’un manteau de pourpre, les mains ligotées et la tête couronnée d’épines : voici notre roi. Laissons-nous pendant quelques instant toucher par cet Homme qui se révèle Dieu dans sa passion ; sur la croix, tout est dit : «Je suis venu pour servir et donner ma vie pour le monde.»

Mes amis, notre communauté est là pour servir tous ceux qui vivent dans leur chair la passion du Christ : nous sommes ambassadeurs du Christ-Roi lorsque nous partageons avec nos frères broyés par la souffrance, notre foi en la Résurrection. Oui le royaume est parmi nous quand l’Amour triomphe.

Références bibliques :

Référence des chants :

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