Avouons qu’il y a de quoi être mal à l’aise face à la parabole que nous venons d’entendre. Cette histoire du riche et de Lazare n’utilise-t-elle pas des images culpabilisantes ? N’évoque-t-elle pas un au-delà, fait de récompenses et surtout de condamnation ?

L’Évangile n’est en rien —faut-il le rappeler ?— une promesse de consolation, encore moins de rétribution de nos mérites. Au contraire, s’il nous projette dans l’avenir et interroge notre passé, c’est justement pour nous inviter sans cesse à mieux vivre notre présent, c’est-à-dire à ajouter de la Vie à nos jours, de la consistance à notre existence.

N’est-ce pas là tout l’appel de cet Évangile ? C’est comme s’il nous disait aujourd’hui : « Ta vie, tu n’en as qu’une ! A force de calculer à court terme ou de te comporter comme si tu étais immortel, tu passes à côté de la Vie, et de la tienne !
Ouvre les yeux : il y a tant de personnes au portail de ton cœur ! »

Vivre, c’est donc redécouvrir une certaine sensibilité au quotidien : ouvrir les yeux sur la misère sociale, économique, intellectuelle et spirituelle de notre monde, sans perdre pour autant une capacité à s’émerveiller, à se réjouir et faire la fête…

Car, quelle est l’erreur du riche de la parabole sinon d’être finalement insensible ? Ce qui l’enferme fondamentalement, ce n’est pas sa richesse, c’est bien sa quête incessante de jouissance. Le texte nous le dit bien : « Il y avait un riche qui faisait chaque jour des festins somptueux ». La fête n’est pas pour lui une célébration,
mais une recherche incessante de plaisir, au point qu’il ne voit plus celui qui est à la porte de son cœur. Il n’existe que pour lui-même et ne voit même plus celui qui ne peut vivre que grâce aux autres…

S’il nous arrive parfois d’être comme ce riche, toutes et tous, à un moment de notre histoire, nous pouvons aussi être comme Lazare. Nous pouvons ressentir au fond de nous un grand abîme. Lorsque le désespoir surgît, se creuse une faille à l’intérieur de notre être, un fossé infranchissable entre ce que nous sommes et ce que nous désirons être… Pire encore, il y a ces moments où la vie bascule et les portes se referment : échec, trahison, conviction d’avoir fait fausse route… Nous nous sentons alors victimes, ulcérés comme Lazare, jetés par le destin devant un portail, derrière lequel se trouve un avenir désormais inaccessible. Le bonheur de notre vie est comme subitement emporté au séjour des morts.

C’est dans ces moments qu’il nous faut combattre le bon combat, espérer contre toute espérance, persévérer dans la douceur ! C’est-à-dire mettre de l’au-delà dans notre présent. Mettre de l’au-delà, c’est se demander ce qui restera de nous quand la mort viendra nous cueillir.

De certitude quant à ce qu’il y aura après notre mort, nous n’en avons absolument aucune. Comme le dit la parabole, « quelqu’un pourra bien ressusciter d’entre les morts : ils ne seront pas convaincus ». Ce qui restera de nous —de nos relations, de notre histoire — lorsque la mort viendra, nous n’en savons rien.
Il ne tient cependant qu’à nous —pas demain, mais dès aujourd’hui— à mettre de l’au-delà dans notre vie, à choisir ce qui offre dès maintenant un goût d’éternité : justice, foi, charité, persévérance, douceur. « Empare-toi de la vie éternelle » nous dit la lettre à Timothée. Non pas en te réfugiant dans un avenir idéalisé, mais par tout ce qui donne aujourd’hui dans ta vie une saveur d’éternité.

Pour cela, l’évangile nous invite à ouvrir les yeux, à cultiver en nous une attention bienveillante, une réelle sensibilité au quotidien. Presqu’une saine ‘intranquillité’. Le prophète Amos le disait déjà, dans un des plus anciens textes du premier testament : “Malheur à ceux qui vivent bien tranquilles, à ceux qui se croient en sécurité”.

Oui, une saine intranquillité ! Les textes de ce dimanche viennent nous secouer, nous réveiller dans notre confort et notre petit sommeil existentiel.

Ce n’est pas dans un futur incertain que justice doit être faite. C’est maintenant que nous devons tous y œuvrer.
C’est maintenant que la compassion doit être donnée.
C’est maintenant que nos yeux doivent s’ouvrir pour combattre avec persévérance les bons combats !

Combattre les bons combats, persévérer ainsi dans la douceur, consistera alors à reconnaître que toutes les zones d’ombres de nos histoires s’effaceront un jour au séjour des morts. Mais c’est accepter également que tout que ce qui aura été vécu en vérité dans l’amour, la foi et l’espérance ne passeront jamais. Tout cela sera sous le signe de Lazare, dont le nom signifie « Dieu aide ».

Si nous persévérons ainsi dans la douceur, alors se dévoilera au plus intime de nous la lueur d’un Dieu précaire, habitant une lumière inaccessible —qui n’offre ni consolation, ni condamnation— mais qui nous accompagne toujours dans nos existences, dans nos abîmes comme dans nos jours de fête.

Amen.

Références bibliques : Am 6, 1a.4-7 ; Ps 145, 6c.7, 8.9a, 9bc-10 ; 1 Tm 6, 11-16 ; Lc 16, 19-31

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