Si vous essayez, un tant soit peu, de vous mettre à la suite de Jésus, en fréquentant les évangiles et en croisant cette fréquentation avec votre propre expérience d’homme ou de femme, que remarquerez-vous de suite ? Jésus fait preuve d’une étonnante disponibilité, d’un incomparable accueil de ceux qui surviennent sur sa route et de n’importe quelle situation qui se présente, même à l’improviste. Et vous sentirez un homme libre, libre vis-à-vis de lui-même, détaché d’un quelconque intérêt personnel.

Nous voici en carême depuis plus de quatre semaines déjà. Et la grâce de ce temps, c’est celle d’un détour pour mieux voir et entrer dans cette manière mystérieuse de Jésus, que nous sommes appelés à faire nôtre. Un « détour pour mieux voir ». Comme jadis Moïse, au buisson ardent, fit un détour pour mieux voir. Comme Pierre, Jacques et Jean furent entraînés par Jésus à l’écart, sur une haute montagne où ils le voient transfiguré. Comme Jésus lui-même est chassé par l’Esprit dans un long détour au désert, pour mieux voir qui il sera, pour mieux entrer dans la condition de « Fils bien-aimé ».

 

Or dans ce désert où l’on éprouve le manque, où le rêve d’une vie facile ne tient pas, et où les consolations qu’on se donne n’arrivent pas à assouvir les soifs immenses qui nous habitent, voici la tentation. Satan, le menteur ! « Non, dit-il, il n’est pas vrai que ta vie soit limitée. Tu peux tout. Avale la vie à grandes gorgées pour ton meilleur profit. Surtout ne crois pas qu’il te faut risquer ta peau par amour pour autrui, c’est trop idiot ! » Oui, voilà le mensonge que le carême nous entraîne à affronter : l’ambition insatiable au détriment des autres, l’exploitation sans égard de notre environnement, le difficile consentement à nos fragilités et à l’accueil de ceux qui sont fragilisés ou non rentables…

 

Il s’agit de quitter cette posture dans l’existence qui est celle d’une sorte d’auto-affirmation sans limite de la vie et de nous-mêmes, ou plutôt une auto-affirmation qui n’a de limite que celle des autres, qui sont du coup nos concurrents. Il s’agit de se dessaisir de ce que nous croyons pouvoir posséder pour notre plus grand bien, comme Abraham fut appelé à se dessaisir d’Isaac, ce fils qu’il tenait toujours auprès de lui, pour enfin devenir le « père d’une multitude » – comme le désigne son nom.

 

Alors survient, dans l’Evangile que nous venons d’écouter, l’ultime tentation de Jésus. En effet, voilà qu’il est connu, renommé, recherché, même par des Grecs. Oui, voilà qu’il apparaît comme l’Unique… Du coup, voici la tentation de « rester seul » de son espèce, dans une gloire naissante qui ne tient qu’à lui seul, qui dépend de lui et de son ‘auto-affirmation’. Cela est stérile. Et, frères et sœurs, vous pouvez constater ce genre de stérilité à travers toute l’histoire de l’humanité… et peut-être dans votre propre expérience. « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul. Mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. » La victoire sur cette tentation ultime, c’est « se renier soi-même », cesser de se regarder le nombril, de s’observer en permanence, de se juger ; c’est se dessaisir de soi-même, jusqu’au bout, au profit d’autrui. « Qui aime sa vie la perd ; qui s’en détache en ce monde la gardera pour la vie éternelle. »

Frères et sœurs, ces paroles sont peut-être incompréhensibles si l’on en reste à la surface. Et la foule, apparemment, ne souhaite pas comprendre ; elle n’a qu’une réaction religieuse : « C’est le tonnerre de Dieu ! », dit-elle. Cependant, ces paroles ne sont pas facultatives, elles ne sont pas « au choix », dans le self-service des religions. Elles nous jugent. Elles touchent notre humanité en son fond. Elles font appel aux ressorts ultimes de la vie : perdre la vie… la sauvegarder… C’est l’enjeu pour tout être humain et pour la vie ensemble : pouvoir être… comment pouvoir être… Ces paroles sont « l’alliance inscrite au plus profond des cœurs », comme disait le prophète Jérémie, «par Celui qui a fait sortir de l’esclavage au pays d’Egypte ».

 

En elles, il y a l’appel à une profonde libération, à une déprise de tout ce qui nous oppresse et nous rend lourds, aussi nos culpabilités, nos rancunes, nos illusions. Pour que nous puissions apprendre à être « fils » avec le Christ, lui qui « apprit dans l’obéissance » – comme dit la Lettre aux Hébreux – et « devint par son obéissance la cause du salut ».

 

Je laisse à votre méditation ce propos d’une mystique du XX° siècle : « C’est le détachement qui rend toutes choses éternelles ».

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