« C’est pas juste ! » s’écriait violemment Jérémy, du haut de ses quatorze ans, alors que nous nous apprêtions, l’été dernier, à quitter le port de Cherbourg. « Lui », me disait-il, en désignant du doigt un autre membre de l’équipage, « n’a pas travaillé avec nous sur le chantier, et tu l’emmènes quand même sur le bateau ! »

Il est vrai qu’au Valdocco, cette association de prévention qui oeuvre auprès des enfants et des jeunes en difficulté dans les cités sensibles, les adolescents sont invités à s’impliquer dans le financement de leurs activités d’été en participant à un chantier éducatif. Mais l’équipe éducative ne s’interdit pas, si la complexité de la situation familiale l’exige, de faire exception à cette règle, et tel était le cas de ce garçon que nous venions d’accueillir en urgence.

Mais Jérémy ne voulait rien savoir. J’avais beau essayer de lui faire comprendre qu’il n’était en rien lésé dans le contrat que j’avais passé avec lui, et que, soucieux de préserver l’intimité de l’histoire de chacun, je n’avais pas à m’expliquer devant lui sur les raisons qui m’avaient poussé à inviter ce jeune, il continuait de répéter avec force « C’est pô juste ! », avec l’accent de Titeuf, le héros des BD préférées de nos collégiens, et il me fallut quelque temps pour apaiser sa colère.

« C’est pas juste ! » Telle est sans doute la première réaction de bon nombre des auditeurs de cette parabole que nous venons d’entendre. Pensez donc ! L’ouvrier embauché à la onzième heure qui reçoit le même salaire que celui qui, douze heures durant, a supporté, en travaillant dans la vigne, le poids du soleil et de la chaleur !

Tout chef d’entreprise, qui appliquerait ce précepte à la lettre, ne tarderait pas à voir sa société minée par des mouvements sociaux de grande ampleur. Car un tel comportement serait jugé – comme il va de soi – profondément injuste. Le montant du salaire ne doit-il pas être proportionnel au nombre d’heures travaillées ? Telle est la règle élémentaire de tout code du travail.

Reconnaissons-le, ce maître de la vigne, dont nous parle Jésus, a un comportement bien étrange, véritablement scandaleux aux yeux de beaucoup.

Mais, comme le dit le prophète Isaïe, « les pensées du Seigneur ne sont pas nos pensées » et « ses chemins ne sont pas nos chemins ».

Pour les hommes, être juste, se limite bien souvent à appliquer des barèmes, les mêmes pour tous.

Le Seigneur, lui, voit avec le coeur. Sa justice est miséricordieuse. Or, ce serait faire un procès d’intention – et celui-ci est malheureusement encore de nos jours terriblement fréquent – que de penser que les ouvriers de la dernière heure auraient batifolé pendant les onze premières heures de la journée. Eux aussi ont supporté le poids du jour, dans leur recherche désespérée d’un employeur. Comment ne pas penser aujourd’hui à tous ceux, jeunes et moins jeunes en recherche d’emploi, dont le moral s’effondre à chaque refus enregistré ! Le chômage – et en particulier celui des jeunes – constitue aujourd’hui, pour notre pays, un véritable fléau, source de tant de mal-être, de tant de désespérance, de tant de violence.

Le Seigneur se fait compatissant pour tous les laissés-pour-compte de la société. Et s’il tient à les rétribuer de la même manière que ceux qui ont eu la chance d’être embauchés dès le départ, pourquoi lui en vouloir, puisqu’il ne fait de tort à personne ?

Pourrait-on lui reprocher d’être bon ? Car, ce qui, dans cet épisode comme dans tant d’autres passages de l’Évangile, est reproché aux premiers, ce n’est pas bien sûr d’avoir répondu dès le départ à l’invitation du maître, mais c’est de se comparer aux autres, en se jugeant plus importants qu’eux. Combien un tel danger continue parfois de nous guetter, nous les chrétiens, lorsque nous voulons nous transformer en « donneurs de leçons » auprès de nos contemporains ! Être juste, ce n’est pas se faire juge !

N’oublions jamais que la loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la loi. Comme le dirait saint Paul, j’aurais beau pratiquer la justice, s’il me manque l’amour, ma justice devient vaine. Alors, puisqu’une nouvelle fois ce dimanche matin, le maître sort de son domaine pour aller embaucher des ouvriers à sa vigne, la question qu’il vient poser à chacune, chacun d’entre nous, reste la même : « Veux-tu venir travailler à ma vigne ? » Sommes-nous prêts, à notre tour, à répondre à cette invitation à sortir ? Qu’importe l’heure ! C’est maintenant qu’il faut se décider, et l’essentiel, aujourd’hui comme hier, c’est de répondre joyeusement « OUI », sans récriminer sur ceux qui, peut-être, nous rejoindront plus tard. Puisse ce repas eucharistique, auquel nous sommes tous conviés, renouveler notre énergie pour travailler ensemble à l’avènement d’un monde plus juste et plus fraternel. Ainsi, suivant le conseil de saint Paul, « nous mènerons une vie digne de l’Évangile du Christ ».

Amen !

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