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Chers frères et sœurs, Nous venons d’entendre les paroles que le Seigneur adressait à Abraham pour lui dire sa promesse : nulle justification, nulle preuve ou garantie, simplement un appel à regarder plus loin, plus haut : « Il le fit sortir et lui dit : Regarde le ciel, et compte les étoiles, si tu le peux... », et, bien sûr, Abraham ne le pouvait pas. Alors Dieu lui déclara : « Telle sera ta descendance ! ». Il fallait bien tourner son cœur, en l’aidant à tourner son regard – dans les limites de ce monde créé – vers ce qui le dépassait, vers ce sur quoi il ne pourrait jamais mettre la main, pour le détourner de ses certitudes, pour lui apprendre le prix des alliances, pour lui faire-faire l’expérience de ce qui ne se vit que dans l’incertitude, parfois le doute et l’inquiétude. Et le livre de la Genèse nous dit qu’alors, « Abram eut foi dans le Seigneur » et que « le Seigneur estima qu’il était juste ». Ainsi la justesse du Père des croyants nous est présentée comme pétrie d’incertitude, ancrée dans un regard lancé vers le ciel, vers l’inconnu. Notre Carême sera-t-il pour nous une occasion de nous tenir nous aussi sur le bord du monde, un peu plus loin que nos terres de confort et d’habitude, pour réajuster notre lien à Dieu, à nos frères, à la Création, à notre propre vie ? Quarante jour pour reprendre de la hauteur au sein de notre quotidien, pour choisir ce qui nous fera vivre : prendrons-nous le temps de prier, d’écouter gratuitement ceux qui n’ont plus d’oreille amicale, de lire pour penser, pour rester libre vis à vis de toutes les tyrannies ? Saint Paul en s’adressant aux Philippiens, nous rappelle que « nous avons notre citoyenneté dans les cieux » et que c’est de cet au-delà du monde – plus lointain que le ciel des étoiles que contemplait Abraham – que « nous attendons comme sauveur le Seigneur Jésus Christ ». Si Dieu appelle l’homme à regarder au dehors, si c’est de là-bas qu’il vient pour nous sauver, ce n’est sans doute pas pour nous garantir un monde, une vie et des certitudes immuables ; s’il tourne nos vies vers sa venue, c’est que le « dehors » est notre terre promise, et que l’« ailleurs » nous rendra un jour pleinement à nous-mêmes. C’est ce que nous dit l’Apôtre Paul quand il nous parle de la « transformation de nos pauvres corps à l’image de son corps glorieux ». |
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Oui, nous serons transformés à l’image de son corps glorieux ; nous qui avions perdu la ressemblance, nous qui nous étions exilés en nous-mêmes, nous avons vu Dieu venir, prendre notre chair, nous l’avons touché, nous avons entendu sa voix et mangé à sa table, et c’est dans cette proximité, dans cette ressemblance prise par Amour que se joue désormais notre destinée : nous le croyons, Dieu a pris corps et misère, pour que, dans nos corps et nos misères, nous puissions être transformés et glorifiés. L’Évangile nous dit que « l’aspect de son visage devint autre », et que « son vêtement devint d’une blancheur éblouissante ». Ainsi le Christ transfiguré ouvre-t-il ici-même, ici-bas, l’horizon de la Gloire à venir. Accueillerons-nous cet horizon dans nos simples vies, tissées de limites et de pauvretés, mais aussi de liberté et de capacités ? Dieu n’attend pas de nous une fuite de ces limites, une fuite de ce monde inquiétant, une fuite de ce corps que la maladie ou le grand âge nous rendent parfois insupportable. Cette fuite n’aurait rien de saint, parce que c’est dans ce corps, dans la chair de ce monde-errant que Dieu nous attend et nous appelle à la conversion. Peut-être la conversion véritable est-elle d’apprendre à être nous-mêmes sans être centrés sur nous-mêmes. Abraham et Paul nous renvoient à une vie qui n’est pas notre œuvre, mais celle d’un Autre, le fruit d’un ailleurs qui nous échappe, et il nous arrive pourtant si souvent de consacrer nos plus justes désirs de conversion à des introspections égocentrées. Au soir de sa vie, la poétesse Marie Noël disait : « Au temps où je voyais noir, je m’usais, après chaque journée, à fouiller et récurer ma conscience pleine de pêchés. Maintenant, je fais autrement mes comptes du soir. Je ne cherche plus mes taches, mais mes dettes » et elle ajoutait : « Que de gens, aujourd’hui, sont venus de bon cœur au secours de mes pauvretés, de ma maladresse, de mon impuissance ! … les gens qui m’ont fait du bien plus nombreux, tellement, que ceux qui m’ont fait du mal ». Si nous profitions de ce Carême pour regarder vers ailleurs, vers ces autres à qui nous devons tant, vers cet Autre qui nous sauve, y compris de nos prétentions religieuses à nous sauver nous-mêmes… Nous pourrions chanter avec le Psalmiste : « J’en suis sûr, je verrai les bontés du Seigneur |