L'école des deux amours
Cher frères et sœurs,
en ce temps de Noël, avec ses réunions de famille, nous pouvons aimer regarder nos albums de photos, qu’ils soient physiques, avec des photos un peu décolorées qui nous plongent dans notre enfance et notre arbre généalogique, ou numériques, où les photos, même sélectionnées par notre téléphone, nous touchent par les lieux, les rencontres, les souvenirs de l’année écoulée qu’elles nous rappellent. En célébrant aujourd’hui la Sainte Famille, l’Évangile nous ouvre lui aussi un album, qui à travers des lieux et des moments précis, nous montre comment l’amour a été appris et transmis !
Nous voyons tout d’abord une famille doit fuir, migrer en Égypte. Un événement très concret, mais qui réveille notre mémoire biblique : c’est Jacob, le fils d’Isaac et petit fils d’Abraham, autrefois parti en Égypte, pour échapper à la famine. Là bas, sa tribu est devenue grand peuple, que le Seigneur rappellera pour l’installer en terre promise. L’évangéliste le confirme en citant le prophète Osée : « d’Égypte j’ai appelé mon fils ».
Cette famille fuit pour échapper à la cruauté d’un roi, qui ne va pas hésiter à massacrer des enfants innocents pour protéger son pouvoir. On reconnaît ici Moïse, sauvé d’abord de la main du Pharaon, sauvé des eaux ensuite, dans son panier d’osier, par la fille de Pharaon. Deux fois sauvés, il va devenir sauveur en faisant sortir Israël d’Égypte à travers la mer rouge.
Cette répétition des mêmes drames à travers l’histoire pourrait nous décourager. Mais dans la foi, nous y lisons autre chose : ces événements annoncent la mission de Jésus : c’est lui le vrai Fils de Dieu, sauvé pour devenir sauveur. Du sein des événements vécus avec ses parents, par les gestes concrets de l’amour familial, il se retrouve relié à l’histoire de ses ancêtres, intégré dans une famille plus large, dont l’histoire est travaillée et conduite par Dieu.
Puis l’Évangile nous conduit à Nazareth, où vit la Sainte Famille, dans l’anonymat d’une petite bourgade perdue. Et je ne dis pas cela uniquement avec la prétention du citadin, mais aussi parce que l’Ancien Testament ne mentionne jamais cette ville : pour le lecteur de la bible, elle n’existe pas ! Que veut donc souligner Matthieu quand il nous dit : « il sera appelé Nazaréen » ? Pour le comprendre, on peut s’intéresser à la sonorité du mot « Nazareth ». Il se rapproche de la racine natsar, qui évoque la garde, la préservation, et netser, le rejeton, le germe, comme celui qui doit surgir de la souche de Jessé. On peut alors comprendre que dans la vie cachée d’une famille apparemment ordinaire, Jésus pousse, il grandit en age et en sagesse. Il prend le temps d’éclore et de s’affermir, avant d’affronter le vent de la vie publique et de la mission, où il portera du fruit.
À Nazareth, Jésus se met à l’école des deux amours, humain et divin. Le Verbe de Dieu apprend à parler la langue des hommes, et à s’adresser à Dieu dans sa prière. Les actes concrets d’amour de Marie et Joseph, leur protection et leur éducation tissent un lien avec leur enfant et sont aussi les fondations qui permettent à cet enfant de répondre à sa vocation de Fils. Dans nos familles aussi, biologiques ou électives, malgré leurs limites, nous pouvons rendre grâce pour les fois où l’amour humain nous a guidé sur le chemin de l’amour de Dieu, en nous donnant la possibilité de développer notre personnalité propre, en sachant aussi la mettre au service du collectif qui nous entraîne au-delà de nous-même.
Les deux premières lectures, de Ben Sira et de saint Paul, semblent indiquer une dynamique inverse : notre amour pour Dieu nous encourage à nous aimer mutuellement, à nous pardonner, notamment dans nos familles, et en particulier à honorer nos parents. C’est cette fois l’amour de Dieu qui devient la source de notre amour du prochain.
Faut-il trancher entre les deux ? Au contraire, ces deux dynamiques sont complémentaires, et viennent se soutenir l’une après l’autre. On sait bien que dans nos familles, pas tout à fait saintes, même si l’amour nous lie, il n’est pas toujours facile de s’entendre. Que notre foi nous encourage alors à poser au moins les actes de l’amour, qui pardonne et cherche la paix. Quand c’est au contraire l’amour de Dieu qui nous semble difficile, que la charité que nous vivons les uns avec les autres nous maintienne dans l’espérance. Et que la prière de la sainte famille nous conduise sur un chemin d’unification, où ces deux amours pourront grandir et se nourrir mutuellement. C’est ce que Jésus a sûrement observé, appris et vécu avec ses parents terrestres, dès son enfance, avant de l’enseigner : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de tout ton esprit. Voilà le grand, le premier commandement. Et le second lui est semblable : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. »
En refermant aujourd’hui l’album de la Sainte Famille, relisons aussi le nôtre pour y reconnaître comment, à travers des visages et des gestes très simples, Dieu nous a fait grandir à l’école des deux amours, qui n’en sont qu’un ! Amen