Notre Père
Nous voici dans le plus beau pays du monde, au cœur de la montagne franc-comtoise, entre la forêt et les vaches, et sous le ciel du Bon Dieu, puisque nous sommes accueillis ici, à Renédale, par les jeunes agriculteurs de Montbenoît. J’aurais beaucoup aimé parler de la forêt, des vaches et de la Franche-Comté, mais l’Évangile est extrêmement avare en vaches…
Néanmoins, je n’ai pas à chercher beaucoup pour trouver un lien entre la Parole de Dieu et notre assemblée. J’ai dit « jeunes agriculteurs ». Par conséquents vous êtes aussi, pour beaucoup d’entre vous, de jeunes pères et de jeunes mères de famille. Et cela m’a donné l’idée d’une petite parabole…
Prenons donc, parmi vous, un jeune père. Le père d’un nouveau-né. Jusque-là, comme tout homme normalement constitué, il dormait ses huit heures par nuit. Mais voici qu’un petit bout le réveille toutes les deux ou trois heures. Au milieu de la nuit, les yeux collés et les cheveux en bataille, il prépare le biberon. Et il est heureux. Heureux sur le moment même, heureux pendant la journée. On lui trouve une mine de déterré : il sourit. Il reprend du café, certes, mais il sourit.
Comment pourrait-il en être autrement ? Cet appel dans la nuit et cette réponse aimante, c’est sa vocation ; sa vocation de père, sa vocation d’homme. Cet appel, c’est précisément ce à quoi il est appelé. Tous les pères, toutes les mères savent cela. C’est inscrit au plus profond de nous-mêmes. C’est cet instinct qui naît en nous avec chaque enfant. Tant pis pour nos nuits : nous nous réveillerons aussi souvent qu’il le faudra.
Nous nous réveillerons pour nos enfants, pour nos petits-enfants, pour nos amis, pour les jeunes dont nous avons la responsabilité — je parle des éducateurs, des aumôniers, qui sont eux aussi réveillés plus souvent qu’à leur goût — ; enfin nous serons réveillés parce que l’amour est toujours importun. Il vient d’ailleurs, il nous appelle, et notre bonheur est de répondre.
Or ce que je dis de l’homme, Jésus le dit du Père. Cette vérité fondamentale que l’amour est appel et que notre bonheur est d’y répondre, elle vaut aussi pour le Père.
Le Père qui n’est pas seulement son Père, mais notre Père. Qui a pour chacun d’entre nous la même tendresse qu’un père et une mère pour leur nouveau-né. Le même appel aux entrailles, la même disponibilité sans limites.
Autrement dit, Jésus affirme que le Père est appelé. Appelé à aimer. « Notre Père », disons-nous chaque jour, « donne-nous » ceci, « donne-nous » cela, le pain, la force, le pardon…
« Notre Père » ! Voilà qui renverse toute fausse image de Dieu que nous pouvons nous être construite. Le juge inaccessible, l’abstraction céleste, l’œil omnipotent, que sais-je, le vaste barbu jupitérien sur sa montagne de nuages, tout cela est faux. Dieu, Notre Père, est un jeune père éternellement réveillé au milieu de la nuit.
Et voilà qui éclaire ce que nous sommes. Créés à l’image de Dieu, nous avons nous aussi cette sollicitude au plus profond de nous-mêmes. Non seulement, dès que nous avons la charge d’un autre être, nous sommes appelés, mais encore nous découvrons en même temps que nous étions faits pour cela. C’est — je ne parle pas d’expérience, rassurez-vous, mais j’en ai quand même quelque idée — c’est l’expérience masculine de la paternité : nous n’avons pas porté l’enfant, mais à la seconde où il est placé dans nos bras inexperts, nous savons que nous étions faits pour l’aimer, le protéger, le faire grandir, pour lui donner tout ce que nous avons et plus encore, pour prier pour lui, pour croire en lui, pour espérer en lui.
Et il en est de même pour l’amour dans le couple, pour l’amitié, pour la relation filiale, pour la paternité ou la maternité spirituelles. C’est toujours le même appel dans la nuit, qui vient d’ailleurs, mais qui résonne si intimement en moi-même qu’il me révèle à moi-même.
Fils et filles de Dieu, créés à l’image de Dieu père, nous sommes cela : nous sommes aimés et nous sommes faits pour aimer. Notre Père est, et nous sommes aussi parce que nous sommes à son image, Notre Père est et nous sommes ce jeune père, cette jeune mère, échevelés, nous frottant les yeux, nous levant pour répondre à l’appel, et indiciblement heureux de nous lever ainsi.