“Meurs à ce que tu n’es plus”

Lorsqu’une épreuve se présente, comme pour Marthe et Marie, nous fuyons parfois la réalité du présent. Nous refusons notre fragilité, l’inéluctable, les évidences. Et lorsqu’une telle douleur survient, il peut nous arriver de refaire l’histoire, de survivre en nous remémorant un passé —« Seigneur, si tu avais été là, Lazare ne serait pas mort »— ou de prendre la fuite en avant, dans un futur dont on ne sait rien de certain ! « Seigneur, je sais qu’il ressuscitera à la résurrection, au dernier jour. » Finalement, Marthe et Marie conjuguent leurs vies dans un passé décomposé, dans un futur simplifié… mais pas au présent. Elles regrettent et elles espèrent, mais elles ne vivent pas le présent.

Dans notre monde, il y a tant de personnes qui cessent de vivre au présent, sans pour autant mourir. Des intermittents de la vie en somme ! Or, l’enjeu décisif de toute existence n’est-il pas de mourir vivant, en ayant vécu, en ayant osé aimer ?

Sur ce chemin, ne sommes-nous pas comme Marthe et Marie ? Ne nous arrive-t-il pas d’enfermer les autres dans leur passé ? Nos souvenirs ne sont-ils pas leurs tombeaux ? Comment ne pas dépérir comme Lazare lorsque le devoir de mémoire nous enferme, ou qu’une relation nous étouffe ? D’ailleurs, dans l’Evangile, Lazare n’est présenté que dans ses relations aux autres : « Celui que tu aimes », « ton frère », « mon frère ». C’est comme si les liens familiaux, presque fusionnels et possessifs, effaçaient sa personnalité. Seul Jésus s’adressera à lui par son nom, en lui disant « Lazare, sors ! ». L’enjeu de cet Evangile n’est donc pas celui d’un salut après la mort, ou d’une manifestation miraculeuse de puissance, mais avant tout de notre vie avant la mort !

Alors, comment mourir… en ayant vécu cette vie en abondance que le Christ nous propose ? Peut-être en entendant cet appel décisif à sortir de nos terres d’esclavages. Sors de tes histoires passées, comme pour la Samaritaine ; sors de tes aveuglements, comme pour l’aveugle-né ; sors de ce qui t’enferme, des masques et des bandelettes que tu te donnes. Ouvre ton regard sur ton présent ! Roule la pierre de ton tombeau, de ta mémoire, car ta vie sent le renfermé ! Laisse-toi délier et ton quotidien ne conjuguera plus ton passé. Un avenir délié est possible, un chemin de pardon existe pour celui qui y croit. Un meilleur « vivre ensemble » est possible, seulement pour celui qui y travaille.

Notre monde multiplie les commémorations. Cela est bien nécessaire pour dépasser certaines histoires douloureuses. Toutefois, au lieu de faire mémoire, nous ressassons souvent le passé par incapacité à ouvrir un futur. L’histoire de Lazare nous invite —ici à Molenbeek comme ailleurs— à justement ne pas faire resurgir le passé, mais à se rendre présent à la vie qui s’offre à nous.

Pour cela, il nous faut accepter véritablement ce travail de deuil. Dépasser ce que nous avons rêvé pour nous-mêmes et pour nos proches. D’ailleurs, dans l’Evangile de Jean, les proches de Lazare ne parlent pas de lui comme un mort, avant que Jésus ne dise lui-même que Lazare est mort. Un peu comme s’il y avait des morts en nous que nous ne voulons pas voir, mais que le Christ nous invite à regarder lucidement ! Il y a toutes ces morts sociales, ces relations familiales qui étouffent, ces amitiés qui se meurent. Nous avons tellement de facilité à nous enfermer dans nos tombeaux, à conserver des projets qui nous tirent en arrière…

Voilà la parole d’encouragement qui nous est adressée ! « Sors ! Meurs à ce que tu n’es plus, pour renaître à cette vie nouvelle qui t’es donnée à chaque instant. » C’est peut-être la chose la plus difficile à accueillir pour un être humain, mais peut-être aussi la plus féconde : ce travail patient et persévérant du deuil ; ce travail d’enfantement, qui précède toute résurrection, qui ne ligote pas l’être aimé dans des liens de possession, mais le délie pour qu’il puisse librement continuer à avancer.

Parfois nos larmes —quand il n’y a plus rien à espérer— sont signes de cette eau d’un nouveau baptême. Nos larmes d’enfant, nos larmes de deuil, peuvent conduire à l’enfantement d’un monde nouveau. Elles nous permettent ce deuil fécond. Voilà le mystère de Pâques que nous nous préparons à célébrer. Car c’est en allant vers davantage de vie que nous dépassons la mort, et que nous pouvons renaître à ce que nous sommes, des êtres « habités par l’Esprit de Dieu » (Rm 8:9). Amen.

 

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