Supérieure du couvent de Malestroit, active durant la Résistance, dotée de dons spirituels et d’une humanité hors norme, Mère Yvonne-Aimée a marqué son époque avant de tomber dans l’oubli. Jean de Saint-Cheron dessine le portrait vibrant d’une femme libre, audacieuse, et profondément donnée à Dieu.
Yvonne Beauvais (1901-1951), en religion Mère Yvonne-Aimée de Jésus, est inoubliable. Sa générosité et son humour, sa profondeur spirituelle et son héroïsme, sa liberté et son obéissance forment un tout dont la cohérence — le cœur — est à chercher du côté de l’amour de Dieu. Et pourtant, beaucoup l’ont oubliée. Peut-être avait-elle fait peur. Une sœur du couvent des Augustines de Malestroit, à qui je parlais de la lettre d’amour et d’abandon qu’Yvonne encore petite fille, au lendemain de sa première communion, écrivit à Jésus avec son propre sang, me répondit : « Oui, c’est déroutant. Et en même temps toute sa vie est là. » Car Yvonne n’était pas de celles qui donnent à moitié.
Découvrez le doucmentaire qui lui est consacré, Mère Yvonne-Aimée de Malestroit, au-delà de toutes limites de Laurence Chartier, diffusé dans la collection "Esprits libres".
Une femme libre
La veille de sa mort à l’âge de quarante-neuf ans, le 3 février 1951, supérieure de sa communauté depuis des années, elle avait voulu, une fois encore, encourager deux postulantes. Pas de discours mielleux ni de fausses promesses. Ainsi précisa-t-elle que si elles choisissaient de rester au monastère, il leur faudrait être vraiment déterminées, se donner tout entières : « Faire des religieuses à demi, ce ne serait pas la peine. » En même temps, Mère Yvonne-Aimée avait un grand souci des postulantes qui ne persévéraient pas dans la vie religieuse, et s’assurait même après leur départ qu’elles ne manquaient de rien pour vivre. Car elle était une femme libre qui sous aucun prétexte n’aurait voulu faire entrer les gens dans des cases ; et encore moins dans des vocations qui n’étaient pas les leurs. Elle-même avait eu la force d’âme, des années auparavant, de résister à l’insistance de sa propre mère qui avait voulu, avec l’appui d’un père jésuite que l’on disait expert en discernement, faire d’elle une épouse et une mère de famille. Et au terme de cette première épreuve vocationnelle, Yvonne avait dû batailler pendant des années encore pour entrer finalement au couvent de Malestroit où elle se sentait appelée. Mais des expériences mystiques étranges (stigmates, apparitions de fleurs, visions…) faisaient frémir la hiérarchie des Augustines et du diocèse.
Le don de soi
Dire sa vie en peu de mots est difficile, tant elle est foisonnante. Scinder son portrait en deux, d’un côté la mystique et de l’autre côté la pragmatique, comme certains sont tentés de le faire (« Moi, j’admire son engagement dans la Résistance, mais les miracles bizarres, non merci », etc.), serait un contresens et une trahison. Le service inlassable des pauvres, dès l’adolescence et parfois au péril de sa vie, ensuite son engagement comme soeur hospitalière auprès des malades, enfin son action héroïque lors de la Guerre, sont de bout en bout liés à son extraordinaire vie spirituelle. L’histoire d’Yvonne-Aimée, c’est une quête éperdue du don de soi, de l’oblation radicale de soi-même, pour la vie et le bonheur des autres, conformément au commandement de Jésus. Ainsi ses stigmates prennent-ils un sens particulier lorsque l’on sait son élan bien concret pour prendre sur elle-même le malheur et la souffrance des petits, des malades et des pourchassés. De la même manière, la bilocation, lorsque l’on sait qu’elle a passé sa vie à se démultiplier pour aider tout le monde… Enfin son combat avec le diable, quand on se souvient de quelle manière elle s’est affrontée aux démons de l’Allemagne nazie… Quant aux fleurs, aux odeurs merveilleuses, aux phénomènes lumineux, on est libre d’y discerner, si l’on veut y croire, une marque de la surabondante splendeur de Dieu qui, parfois, mystérieusement, se manifeste sous des espèces sensibles. La grande dévotion eucharistique de Mère Yvonne-Aimée, là encore, permet d’établir un lien entre l’humble miracle quotidien de la messe et les phénomènes plus rares et intriguant qui émaillèrent son existence.
Engagement et courage
Mais par quel mauvais miracle a-t-on cessé de parler d’elle, en tout cas dans certains milieux ? Son engagement remarquable pendant la Guerre, qui lui valut d’avoir la poitrine couverte de médailles anglaise, américaine et surtout françaises, le général de Gaulle l’ayant décorée en personne, en Bretagne, à l'été 1945, marqua les esprits. Sa fantaisie et son inventivité, comme lorsqu’elle déguisa deux parachutistes blessés en religieuses pour les faire échapper à la main des nazis qui fouillaient le couvent, fournit à Joseph Kessel une scène mémorable du Bataillon du ciel, paru en 1947. Mère Yvonne- Aimée et son entourage (notamment quelques soeurs et le docteur Queinnec), en prenant des risques considérables, sauvèrent des dizaines de résistants et de parachutistes d’une mort certaine. Si certains, hélas, ne réchappèrent pas des griffes de la Gestapo, la majorité de ceux qui vinrent se réfugier à Malestroit survécut grâce au courage et au pragmatisme d’Yvonne Beauvais, qui multiplia les faux papiers et organisa des fuites à moto.
Si sa vie fit peur à la hiérarchie, qui referma avec brutalité son dossier de béatification dès 1960, et si ses charismes exceptionnels — qui la faisaient d’ailleurs terriblement souffrir — engendrèrent jalousies et médisances de son vivant, en particulier dans le clergé, on comprend pourtant que cette figure exceptionnelle, non encore canonisée par l’Église, le fut quasiment par la République dès les années 1940. Ses vertus héroïques, en effet, sont évidentes. Ainsi est-il fortement recommandé de se confier à son intercession dans toutes les épreuves de l’existence, tout en redisant avec elle les paroles de sa prière qui, elle aussi, résume toute sa vie : « Ô jésus, roi d’amour, j’ai confiance en votre miséricordieuse bonté. »
JEAN DE SAINT-CHERON
Né en 1986, Jean de Saint-Cheron est directeur de cabinet du recteur de l’Institut catholique de Paris. Également chroniqueur à La Croix et en charge des méditations du jour de la revue Magnificat, il a publié plusieurs livres dont Éloge d’une guerrière. Thérèse de Lisieux (Grasset, 2023, prix Noury de l’Académie française) et Malestroit (Grasset, 2025).
Malestroit de Jean de Saint-Cheron est sélectionné pour la 8e édition du Prix littéraire de la liberté intérieure du Jour du Seigneur.