En résonnance à la parole « Soif de vivre ! » qui guide le carême du Jour du Seigneur, Foucauld Giuliani, philosophe, nous offre une méditation sur les sources de la foi chrétienne.


Dans un texte de son admirable recueil Ulysse, le poète franco-roumain Benjamin Fondane (1898-1944) s’écrie : « Il n’y a pas assez de réel pour ma soif ! » Dès que je l’ai lue, cette phrase s’est inscrite au fond de moi. Depuis lors, elle se rappelle souvent à ma mémoire. Philosophe existentialiste, Fondane ne se revendiquait d’aucune religion bien qu’il méditât la Bible. Je crois pourtant que ce vers peut nous faire pénétrer dans les profondeurs de l’expérience de foi.

« Il n’y a pas assez de réel pour ma soif ! » Parole étrange, au sens au moins double. Il y a d’abord, évidemment, la révélation d’une souffrance, d’une insatisfaction, d’un manque. Cri déchirant, évidence tranchante, affirmation concise et claire, qui dit la douleur de vivre une inadéquation fondamentale entre la conscience et le monde, entre l’esprit et la réalité qui l’entoure. D’un geste audacieux et presque hautain, le poète renvoie l’ensemble de la réalité dans une sorte de néant. L’Être, malgré toutes ses beautés et ses richesses, ne comble pas le cœur de l’homme. Nous demeurons désaccordés, habités par un désir de plénitude et de bonheur dont nous cherchons maladroitement et avidement l’origine et la destination. Les exemples ne manquent pas. Notre soif de justice se heurte à la présence du mal et à la domination, aussi ancienne que l’histoire, des riches sur les pauvres ; notre soif de paix est défigurée par la logique de la guerre si prégnante dans les relations entre États.

Mais en retrait de ce témoignage douloureux d’une vie irrémédiablement non réconciliée avec le monde se fait jour l’espérance d’être comblé. Si « le réel » déçoit la soif, celle-ci n’en continue pas moins à rechercher la source désaltérante. Certes, le poète ne se prononce ni sur la nature ni même sur l’existence de cette dernière mais en finissant son poème sur la « soif », c’est comme s’il laissait ouverte l’éventualité de voir celle-ci être étanchée. L’exclamation qui achève le poème résonne comme une provocation au double sens de ce mot : action de défier, action de déclencher un événement. La tonalité prophétique de ce vers semble émaner de l’abîme d’un désespoir vécu et affronté intimement. Pour le croyant, une question surgit ici : la foi, en tant que confiance en Dieu, en tant qu’expérience relationnelle, est-elle la source que nous recherchons ? Est-elle ce qui étanche notre soif et nous réconcilie avec le monde ?

En un sens, la vie chrétienne est moins le fait de trouver « la source » qu’une certaine manière de vivre et de comprendre « la soif ». La soif est d’abord le signe d’un manque d’eau, d’un besoin physiologique de boire qui se traduit par une sensation rapidement désagréable. Sur cette expérience banale et tout à fait commune se greffe un raisonnement religieux analogique : la soif d’eau serait au corps ce que la soif de Dieu serait à la personne humaine envisagée dans son intégralité. Vivre assoiffé, dès lors, signifierait vivre dans la conscience du manque de Dieu et des vrais biens qui découlent de Lui, comme la justice, la paix ou la charité, par exemple. La soif de Dieu et de ses dons disposerait à se relier à Lui. La foi débuterait donc par une prise de conscience de sa condition d’assoiffé, d’être en manque de Dieu. C’est bien cette conscience qu’on trouve exprimée si magnifiquement dans le psaume 62 : « Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l’aube : mon âme a soif de toi ; après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau. »
Ainsi comprise, la soif est moins un état passager qu’une condition existentielle qu’il s’agit de reconnaître et d’interpréter justement. La valorisation explicite de la soif dans certains passages de l’Évangile — ainsi : « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. » (Matthieu, 5, 6) — montre bien que celle-ci est à appréhender positivement comme le signe d’un désir de Dieu.

Cependant la foi, expérience paradoxale et dynamique, n’est pas seulement à penser en tant que manque et désir ; elle est aussi aliment et source. En même temps, qu’elle creuse en l’âme le désir de Dieu et avive en nous le sentiment d’inadéquation avec un monde si souvent ravagé par la souffrance et par le manque des biens de Dieu, elle est également une certaine manière de vivre relié à Dieu. Mais où et comment Dieu nous comble-t-il ? Dans la vie de prière ; en nous communiquant son amour créateur. Cet amour surnaturel, auquel nous nous refusons si souvent, jaloux que nous sommes de notre autonomie, ne nous rend pas adéquat au monde et ne nous rend pas le monde tout d’un coup acceptable dans sa totalité, horreurs comprises. Ses effets sont ailleurs, dans la faculté reçue de percevoir la grâce déjà à l’œuvre dans l’histoire, dans le désir nous y associer afin de transfigurer le monde en Royaume de charité. Les saints, ces grands cultivateurs des dons gratuits de Dieu, sont là pour nous montrer la voie. Grâce à eux, nous comprenons que Dieu est une source agissante dans le temps présent, non une source cachée dans une origine passée inaccessible.

Être assoiffé de Dieu et se désaltérer en Lui ne sont pas contradictoires, ce sont deux mouvements solidaires l’un de l’autre qui nous disposent non pas à démissionner du monde mais au contraire à nous y donner de toutes nos forces. Ressentir la soif et boire à la source sont ainsi deux pôles de la vie de foi et de la vocation chrétienne. Alors, à Benjamin Fondane répondent, par-delà les siècles, les mots de l’immense et bouleversant poète italien Giacomo Leopardi (1798-1837) : « Et m’abîmer m’est doux en cette mer. »

Foucauld Giuliani est écrivain et professeur de philosophe. Il est cofondateur du café-atelier associatif d’inspiration chrétienne, Le Dorothy (Paris XXe). Il est également auteur de plusieurs ouvrages dont La vie dessaisie - La foi comme abandon plutôt que la maîtrise (éditions Desclée de Brower, 2022). Dans un essai aussi délicat que stimulant, ce jeune professeur de philosophie propose, comme une alternative à la peur qui semble caractériser notre époque, une vie chrétienne « dessaisie » et abandonnée à Dieu. Cet essai confirme l’émergence d’une jeune génération catholique qu’on n’espérait plus et qui nous bouscule.  

 

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Retrouvez le documentaire Dans les pas de Dorothy Day, d’Agnès Ravoyard et Virginie Berda qui a été diffusé dans Le Jour du Seigneur.
Lieu d’accueil et d’entraide, le Dorothy est un café associatif animé par de jeunes chrétiens dans le quartier parisien de Ménilmontant. Grande figure du catholicisme social des États-Unis au XXe siècle, Dorothy Day est l’inspiratrice de ce lieu solidaire.