Tel un diapason, “When I saw the sea”, ou « Quand j’ai vu la mer », donne la note de cette 79e édition du Festival d’Avignon qui, cette année, offre à la langue arabe, et dès lors aux créations des pays du Machrek et du Magrheb, d’investir le plateau. Et tel un diapason, le spectacle du chorégraphe libanais Ali Charhour donne le la : le sentiment d’avoir vécu un moment d’exception.
 
Bien plus que de la danse, du théâtre ou de la musique, expressions artistiques au demeurant parfaitement maîtrisées, “When I saw the sea” est un requiem ! C’est le requiem de toutes ces femmes qui, cherchant à vivre, voire à survivre, meurent finalement, dans tout ce qu’est périr en esclavage ; mort de la liberté, mort de l’identité, mort de l’intimité, mort de la maternité.
 
Vague après vague, d’histoires échouées sur les rivages d’une liberté réfusée de bribes d’histoires brisées et d’humanités piétinées, Ali Charhour met en scène avec une rare pudeur cet esclavage des temps modernes qui depuis des décennies sévit au Liban, comme d’ailleurs dans bien d’autres pays… Du jour au lendemain, des femmes migrantes et travailleuses sont asservies par des maîtres sans scrupules qui, les exploitant, leur confisquent leur passeport, leur récusent toute forme d’intimité et, in fine, leur interdisent d’être mère sous peine d’abandonner leur enfant. Vague après vague, « Quand j’ai vu la mer » dévoile le drame d’une mère empêchée.
 
Sur le plateau, dans l’éblouissement de la lumière crue des interrogatoires braquée sur le public, tout commence par quelques bribes de paroles éparses de ces femmes démunies. C’est de l’obscurité qu’émergent les corps de trois femmes éthiopienne et libanaises dont les langues amharique et arabe consonnent au gré d’une complainte. Chantée par deux musiciens qui, de leur oud, de leur flûte et de leur percussion, voire de leur synthétiseur, touchent au plus intime de l’âme, cette complainte évoque sans cesse la contrée quittée, inatteignable et à jamais perdue de la vie.
 
Les gestes sont d’emblée maladroits, d’aucuns diraient malhabiles, puis, vague après vague, s’affirment, avec une force d’expression, une dextérité qui, au-delà de la parole, est elle-même source d’émotion. Ainsi en est-il de ce corps cassé d’une vie de mère empêchée, violentée et brisée qui, l’espace d’un temps en suspens, suscite notre propre prière :
 
Requiem æternam dona ei, Domine Et lux perpetua luceat ei : Requiescat  in pace.
 
« Seigneur, donne-lui le repos éternel et la lumière : qu’elle repose dans la paix. »
 
Vague après vague, dans la délicatesse d’une douce lumière, ses deux compagnes d’infortune, non moins brisées, déploient un linceul qui, bien plus qu’un simple voile coloré, recouvre tout - instruments de musique et corps instrumentalisé - laissant au creux de notre propre mémoire l’épure d’un inoubliable mémorial.
 
"WHEN I SAW THE SEA" de Ali CHAHROUR à la Fabrica, les 5, 6, 7 et 8 juillet à 13h
 
Frères Charles, Rémy, Simon, Thierry et Thomas

 

 

Crédit Photo : "When I saw the sea" d'Ali Charhour, Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon