La transparence aveugle selon Thomas Ostermeier
« Qu’est-ce que la vérité ? » L’œuvre théâtrale du norvégien Henrik Ibsen (1828-1906), L’ennemi du peuple et Le canard sauvage tels que Thomas Ostermeier les met en scène, ne répondent nullement à la question que Pilate pose à Jésus le jour de son procès. Elles sont plutôt l’une et l’autre un implacable procès contre le refus, mais aussi l’abus de vérité.
Après avoir mis en scène L’ennemi du peuple où, au nom d’une vérité clinique, un homme épris de probité se met à dos toute une société, Thomas Ostermeier s’attaque au « Canard sauvage » où, au nom d’une vérité idéale, un homme persuadé de la véracité de ses purs concepts précipite ses proches dans la fatalité.
En s’emparant du Canard sauvage, le dramaturge allemand ré-écrit la pièce au gré d’une actualisation des années 70 et 80 – avec quelques-unes de ses figures erratiques – qui loin de détourner, voire d’affadir, l’œuvre d’Hendrik Ibsen, opère un procès sur le dogmatisme à l’œuvre dans les processus d’accompagnement, d’aucuns diraient de coaching aujourd’hui, quand la transparence, érigée comme un absolu, est aveugle.
Au nom de la vérité, Gregers Werle, fils de Håkon Werle, un riche industriel, cherche à réparer les dommages que son père a causés à son associé Hjalmar Ekdal, ruiné et déchu socialement. Las, en érigeant sa conception de vérité réparatrice comme un absolu, Gregers Werle précipite le suicide de la petite fille du Vieux Ekdal, Hedvig, en dévoilant à l’adolescente qu’elle est en réalité la fille de Håkon Werle.
La vérité selon Gregers Werle, qui est traité par Thomas Ostermeier à la manière d’un pasteur, d’un séminariste, voire d’un coach, loin d’être réparatrice, se révèle être foncièrement délétère et mortifère. Là où le metteur en scène opère un tour de force, c’est dans la dimension comique qu’il parvient à insuffler à l’entreprise dévastatrice de Werle. On sait à quel point le rire est subjectif et pointe les travers de la société, et il est étonnant de voir avec quelle sensibilité le public contemporain répond à cette folle exigence de transparence absolue qui, d’uniquement tragique chez Ibsen, s’hybride en un objet également comique. Ainsi, interpelé à mi-parcours du spectacle par un Gregers Werle rattrapé par son propre interprète, sorte d’Ibsen du XXIe siècle, les spectateurs sont invités à s’interroger eux-mêmes, au risque d’être laissés toutefois à la surface de leur propre examen de conscience.
Si n’était cet intermède qui aurait mérité d’être traité avec plus de gravité au bénéfice de la dramatique du dernier acte, le spectacle ne cesse de s’élever en intensité jusqu’au suicide d’Hedvig. Nous garderons longtemps en mémoire les dernières minutes du spectacle qui nous offre de voir tour à tour, grâce à la tournette du décor, la famille dévastée du Vieux Ekdal et le pitoyable Gregers Werle confronté à son abus de vérité.
Frères Charles, Rémy, Simon, Thierry et Thomas
Le canard sauvage d’Henrik Ibsen mis en scène par Thomas Ostermeier à l’Opéra d’Avignon, les 5, 7, 8, 9, 11, 12 14, 15 et 16 juillet à 17h
Crédit Photo : Le canard sauvage de Thomas Ostermeier, Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon