L'art de se frayer un chemin dans un palimpseste
Entrer dans l’univers poétique, musical et théâtral de François Tanguy et du « Théâtre du radeau », c’est comme se frayer un chemin dans le dédale d’un grenier à l’abandon, ou à travers les cimaises d’une réserve d’un musée d’œuvres d'art en déshérence, voire dans les rayonnages d’une bibliothèque de vieux ouvrages éparses et dépareillés. Mieux encore, se mouvoir dans son « Théâtre du Radeau », c’est comme se frayer un chemin dans un palimpseste : un manuscrit fait de parchemin dont on a effacé le texte original pour en écrire un nouveau. Or c’est précisément là que se manifeste le génie de cet étonnant dramaturge : faire du neuf avec l’ancien, conformément aux paraboles de la vieille outre, de l’outre neuve et du vin nouveau (Mt 13, 47-53).
Dans un univers de praticables, planches, chaises, tables et miroirs, où émergent, se glissent, disparaissent et se métamorphosent des personnages d’un autre temps, comme sortis d’un tableau de Rembrandt, Fragonard, Courbet ou Manet, François Tanguy fait entendre les mots sans concession de « L’idiot » de Dostoievski comme jamais ils n’ont résonné sur scène, ni même dans l’intimité de notre propre lecture. Dépaysé, dans univers scénique et symphonique - Bach, Wagner, Tchaïkovski et Cage - pour le moins chaotique, d’aucuns diraient onirique, chaque mot du Prince Mychkine et des membres de la famille Epantchine acquiert une étrangeté et plus encore une densité qui, au-delà d’une simple réminiscence, emporte l’esprit dans un rêve éveillé où tout est écriture.
« Les morts ont encore quelque chose à dire. » Quand les mots de « L’idiot » se font entendre, le climat fantomatique du « Théâtre du radeau », loin d’être un artifice, acquiert son sens ultime - quasi testamentaire - d’un legs d’outre-tombe. Dès lors, au gré d’éclairages soigneusement maîtrisés, les lumières crépusculaires de François Tanguy - décédé le 7 décembre 2022 - se confondent avec son propre lumen d’intelligence d’un monde des ombres, d’aucuns diraient des limbes, où les âmes, au-delà de tout effacement, sont dans l’attente d’une nouvelle naissance que seule dispense la puissance du Verbe.
Le travail de François Tanguy et de toute son équipe du « Théâtre du Radeau » pourrait désarçonner, mais ne faut-il pas consentir à se laisser désarçonner pour se frayer un chemin dans un palimpseste ? Oui, ne faut-il pas se laisser désarçonner, tel saint Paul sur son chemin de Damas, pour éprouver une intelligence nouvelle et vivifiante des écritures de Dostoïevski, de Goethe et même d’Ovide ?
ITEM au Gymnase du Lycée Mistral, les 6, 7 et 8 juillet à 12h et 18
Frères Charles, Rémy, Simon, Thierry et Thomas