La voix des vaincus

 

Deux cercles blancs peints sur la terre battue du jardin Jean Vilar. Une lumière crue au milieu de la nuit, les cigales qui se taisent d’un coup. Quatre silhouettes s’engagent, et marchent en rond le long de la courbe, deux par deux, silencieuses – deux pas en avant, un pas en arrière. Enfermées dans la fatalité circulaire de la douleur et de la défaite. Elles surgissent du fond des âges, invoquées par ces deux cercles sacrés tracés au sol : sur scène, elles pourront à nouveau nous dire pourquoi elles existent, depuis 2 500 ans de guerres et de deuils. La tragédie d’Eschyle commence (ou reprend), elle, la plus ancienne pièce de théâtre au monde que l’on ait conservée.

La force de Gwenaël Morin réside dans l’économie de ses moyens : pas de costumes particuliers, accessoires tellement réduits à leur plus simple expression qu’ils en deviennent comiques (la libation païenne réalisée avec une brique de lait grande surface « d'une vache qui n'a pas connu le joug » ainsi que du miel liquide UE et hors UE…), simplicité de l’éclairage et direction d’acteurs loin de tout naturalisme sentimental. 

Néanmoins, à mesure que le spectacle avance, son langage scénique s’enrichit par touches successives et, bâti sur cette épure, il possède une expressivité immense. Incroyable apparition de Xerxès, venu des enfers, grâce à un jeu très simple d’ombre et de lumière, et des paupières fermées : l’illusion est parfaite, nous croyons qu’il est là, la scène est bien le lieu des morts et des vaincus.

Car c’est la beauté et la modernité de cette tragédie toute simple, où le mal est déjà fait quand débute l’action : écrite et jouée par et pour des Grecs, elle met en scène les Perses, leurs adversaires, récemment écrasés par leur armée. Elle leur donne la parole, ils nous donnent leur douleur. À travers le temps la pièce incarne ainsi, sans aucun discours théorique et par la simple mise en scène de la souffrance des vaincus, la nécessité morale de la paix, de la connaissance et du respect de l’autre.

Et là où Gwenaël Morin et sa troupe s’avèrent particulièrement virtuoses, c’est dans leur capacité à instiller par fulgurances, dans cette pure tragédie, distance et humour, sans la dénaturer le moins du monde : par des accessoires (déjà évoqués), par une interruption inattendue du spectacle aussi brève qu’exceptionnelle, par d’apparents “bug” d’éclairage, qui font craquer les frontières entre fiction et réalité, entre monde des morts et monde des vivants. 

Enfin, cette simplicité scénique permet aux spectateurs de recevoir, très pure, la langue d’Eschyle, celle-ci pouvant se déployer, couler, voire déferler dans ses torrents de détresse, de la gorge des comédiens jusque dans les oreilles des spectateurs, leurs compagnons d’un soir, d’une nuit, celle qui dure depuis qu’il y a des hommes, celle du cri de la paix au milieu d’une guerre sans fin.

Les Perses, démonter les remparts pour finir le pont de Gwenaël Morin au Jardin de la maison Jean Vilar, du 17 au 25 juillet (relâche le lundi 21) à 22h

Frères Charles, Rémy, Thierry et Thomas

Crédit photo :  Les Perses,  Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon