Un soulier de rêve dans le ciel d’Avignon
Emporté par un ballon rouge, voilà qu’un soulier écarlate se perd dans un ciel étoilé… Ce pourrait être l'image fugace d’un rêve d’enfant. Or grâce à la mise en scène d’ Éric Ruf et la formidable troupe de comédiennes et de comédiens de la Comédie française, c’est tout simplement “Le soulier de satin” de Paul Claudel qui, par delà la scène légendaire du soulier, est désormais un morceau d’anthologie du festival d’Avignon.
“Alors, pendant qu’il est encore temps, tenant mon cœur dans une main et mon soulier dans l’autre, je me remets à vous ! Vierge mère, je vous donne mon soulier !”
En quatre journées qui, dans la cour d’honneur du palais des papes, perdurent toute une nuit, et ce jusqu’au lever du soleil, les amours contrariés de Dona Prouhèze et de Don Rodrigue embrassent le temps et l’espace, les continents, les mers, le désert et le ciel, où selon un proverbe portugais mis en exergue de la pièce, “Dieu écrit droit avec des lignes courbes”, exaltant de mille feux le Siècle d’or espagnol romanesque, baroque, épique et religieux, celui de Pedro Calderón de la Barca, de Miguel de Cervantes et de la Madre, alias Teresa de Jesús dite Thérèse d’Avila.
“Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu. C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau, c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant, et c’est ce que vous ne trouvez pas amusant qui est le plus drôle.”
Cependant, en s’attachant avec sagacité et non sans humour à la geste dramatique, au détriment - selon certains - des mille et une facettes d’une disputatio théologique, Éric Ruf préserve le souffle d’une geste éminemment spirituelle où, n’en déplaise à l’Annoncier de la Première journée, le verbe claudélien résonne, avec simplicité et clarté. Et si chacun s’étonne, jusqu’aux heures les plus tardives, voire matinales de la nuit, de presque tout saisir, c’est grâce aussi à l’interprétation exemplaire de toute la troupe de la Comédie française. Si ce “Soulier de satin” est une leçon de théâtre, c’est aussi une leçon d’humanité, franche et sans détour, où l’âme de Dona Prouhèze (Marina Hands) et de Don Rodrigue (Baptiste Chabauty), mais aussi de Don Camille (Christophe Montenez), amant et époux transi, frémissent de ce qui les traverse jusqu’au plus profond de leur cœur d’amour épris.
Or ne citer quelques interprètes ne rendrait nullement justice à tous celles et ceux qui, par leur talent, portent la pièce de bout en bout, sur scène et dans les gradins, offrant au public, étonné, ravi et médusé, d’être lui-même emporté dans une aventure d’humanité éminemment terrestre, foncièrement cosmique et non moins incroyablement ludique, voire comique.
De même ne citer que les comédiennes et les comédiens ne rendrait nullement justice aux musiciennes et musiciens qui, jusqu’aux premières heures matinales de cette folle nuit, font résonner l’âme de leurs instruments, interprétant Schumann et Scarlatti, mais aussi cet art du “duende” ibérique que Paul Claudel n’aurait pas renié : ce “pouvoir mystérieux que tous perçoivent et nul philosophe n'explique” selon Federico Lorca qui, reprenant le mot d’un vieux maître guitariste, affirme que “le duende n'est pas dans la gorge, le duende monte par le dedans, depuis la plante des pieds. Il n'est pas question d'adresse mais de véritable style vivant : c'est-à-dire de sang ; c'est-à-dire de très vieille culture ; mais aussi de création en acte.”
“Le soulier de satin”, selon Éric Ruf, est une création en acte où la voix, le chant et la musique mènent l’action et plantent impérieusement le décor. Ainsi, nul besoin de praticables et de cintres. C’est grâce à quelques gestes et peu d’accessoires - paniers d’osier, tables et chaises - que l’action se poursuit sur les flots marins, sans cesse battus par les vents, mais aussi à la cour d’Espagne, à Belém, à Mogador, en Afrique, aux Indes et aux Amériques, dans une cour d’honneur du Palais des papes qui, dignement, joue parfaitement son propre rôle de frons scaenae.
Qu’il est difficile, aux première lueurs de l’aurore, de prendre congé de la scène à ciel ouvert du Palais des papes, tant le rêve d’une nuit sous une voûte céleste parsemée d'étoiles a séduit notre cœur d’amour épris - si proche de Dona Prouhèze, de Don Rodrigue et de Don Camille - et transporté notre âme jusqu’aux confins d’une “délivrance aux âmes captives”, selon le mot de la fin, d’une nuit infinie, à jamais inoubliable.
Le Soulier de satin de Paul Claudel à la cour d’honneur du Palais des papes , les 19, 20, 22, 23, 24 et 25 juillet à 22h00
Frères Charles, Rémy, Thierry et Thomas
Crédit photo : Le soulier de Satin, Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon