“La proximité absolue c’est la distance infinie” (Sören Kierkegaard)
La distance rapproche, dit-on ; et une lettre peut porter les mots que l’on n’ose se murmurer en face. Mais qu’en est-il quand la distance devient plus grande que celle séparant deux pays lointains ? Qu’elle quitte toute échelle humaine et devient incommensurable ? …de la terre au ciel ? Non, de la Terre à Mars.
Amina a quitté le globe terrestre un matin de 2077, sans mot dire. Ali, son père, n’apprend que plus tard qu’elle est partie pour un voyage de dix-huit mois.
Quitter ce monde, en proie aux effondrements climatiques que la collapsologie avait déjà anticipés ; quitter cette société anéantie par les crises à répétitions ; quitter son père qui a trop peu évoqué le souvenir de sa mère. Partir avec les « oubliants », communauté d’individus qui décident d’oublier les misères de la Terre et rêvent de construire un monde nouveau avec enfin de nouvelles pierres.
À l’arrivée, seuls les messages audio interposés permettent de conserver une communication entre ces deux êtres désormais si lointains. Une proximité peut-elle encore être espérée ?
Pour mettre en scène cette relation maintenue “à mille mille de toute terre habitée” (Le Petit Prince), perdues dans l’immensité du cosmos, Tiago Rodrigues utilise un large plateau circulaire en rotation. Cette « tournette » (terme précis utilisé en coulisse) rend sensible l’ellipse des astres, Ali sur la planète bleue côté face, Amina sur la rouge côté pile, puissamment et tendrement incarnés par Adama Diop et Alison Dechamps. Entre eux, rochers et arbres morts évoquent aussi bien la terre en proie aux flammes que Mars en instance de colonisation.
Ali avait cru protéger sa fille en éludant certains souvenirs. Avait-il alors, sans le savoir, brisé la chaîne de la mémoire ? Est-ce cela qui a poussé Amina à faire partie des “oubliants” sans émotion ? Par delà la distance, mystérieusement, père et fille n’auront jamais autant parlé, en quête de leur mémoire commune tissée de joies et de détresses.
Ainsi, cette dystopie de Tiago Rodrigues nous est malgré tout familière. Familière car elle retrace dans le cœur de chaque spectateur le lien de l’enfant au parent, lien si fragile et dense, puissant et si terriblement clivant parfois ; et jusqu’au seuil de la maladie d’Alzheimer. La langue de ce cœur à cœur là tient à l’universel, souvent en proie au regret de n’avoir pas dit assez ou de l’avoir mal dit. Le monde peut s’effondrer peut-être, mais sans mémoire, qu'espérer encore ?
La Distance de Tiago Rodrigues à L’Autre scène du Grand Avignon – Vedène, jusqu’au 26 juillet à 12h.
Frères Charles, Rémy, Thierry et Thomas
Crédit photo : La Distance Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon