Un « petit pays » au grand cœur 

Dès les premières secondes du spectacle, nous sommes immergés dans l’atmosphère tendre et mélancolique qui sera celle de la pièce entière. Grâce à un premier chant (“Inge Gaby Mawé”, “Maman ? c’est moi, Gaby !”) répété de manière lancinante et douce, comme une berceuse maternelle devenue impossible, nous commençons par la fin : le retour d’exil de Gaby, adulte, qui trouve sur place au Burundi, à sa grande surprise, une mère devenue amnésique, incapable de le reconnaître, restée prisonnière en esprit du génocide de son peuple des années en arrière. Le ton est donné, déchirant : il s’agit d’une catastrophe non seulement collective mais aussi intime, de l’exil d’un peuple mais aussi d’un fils, devenu étranger à sa propre mère.

Ce faisant, la merveilleuse adaptation scénique du roman de Gaël Faye montre déjà la liberté et le talent avec laquelle elle s’élabore : abandon de la chronologie strictement linéaire du roman, insertion de multiples chants et danses bienfaisants, narration chorale des comédiens qui se font tous et toutes les porte-voix de Gaby qui, lui, reste le plus souvent silencieux, et enfantin… Ainsi observe-t-on une nécessaire délicatesse dans l’appréhension du terrible propos, et l’on sent dans cette réalisation collective une intelligence totale du terrain, pour cette création qui s’est faite à trois, au Rwanda même, parmi les mille collines : trois, c’est-à-dire Frédéric Fisbach, metteur en scène et comédien français, qui a été invité à faire ce projet par Dida Nibagwire, médiatrice et entrepreneuse culturelle rwandaise, ainsi que Gaël Faye, l’auteur franco-rwandais du fameux roman, qui a pour sa part accompagné le projet tout du long, en lui laissant néanmoins pleine liberté.

Ce qui « frappe » avec Gahugu Gato – ou plutôt qui « caresse », c’est la tendresse et l’humour qui en émanent, à l’instar du roman. En revanche, la véritable différence d’avec l'œuvre littéraire réside dans la dimension collective que prend l'œuvre, ainsi mise sur les planches par toute une troupe. Ce n’est plus seulement la voix personnelle d’un unique enfant qui s’exprime, aussi représentative et universelle soit-elle : c’est tout un peuple qui parle, danse et chante – le peuple rwandais, hutus et tutsis ensemble (ces catégories ethniques coloniales n’ont plus cours au Rwanda, où l’on évite de perpétuer les éléments constitutifs du génocide). Un peuple entier, pour offrir aux spectateurs une seule humanité, et dont le chœur pourra contribuer à guérir les mémoires… et les cœurs blessés.

Magnifique ambition et réussite des metteurs en scène, qui ont oeuvré avec humilité et une grande qualité humaine, comme nous avons pu l’observer de près, lors de la rencontre Foi et Culture, du diocèse d’Avignon, à la Chapelle des Italiens du mardi 22 juillet, avec Frédéric Fisbach, que nous recevions, dans la joie, pour la deuxième fois – l'ayant d'abord reçu en 2007 pour ses Feuillets d'Hypnos, tandis qu'il était artiste associé du festival. Cette aventure théâtrale rwandaise audacieuse, éminemment importante socialement et politiquement, continuera sa tournée l’an prochain dans plusieurs villes de France. 
Nous vous recommandons vivement d’y aller, pour faire mémoire de cette histoire terrible qui, historiquement, concerne aussi les Français, pour rencontrer une troupe rwandaise jeune, soudée et formidable, et pour vous laisser saisir d’émotion dans les lumières chaudes, les musiques douces et poétiques, l’évocation du passé, à guérir. Et aussi, pour rire et sourire ! Avec Gahugu Gato, nous revenons au cœur du théâtre dans ses sources grecques : aborder ensemble les catastrophes collectives de l’histoire, et tenter, en chœur, d’en guérir, grâce à la fraternité et à la beauté vécues et retrouvées. 

frères Charles, Rémy, Thierry et Thomas

Crédit photo : Gahugu Gato, Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon