Il y a quelques jours, j’ai passé un long moment avec un garçon de mes connaissances. Il se nomme Grégoire. Nous aurions dû nous voir, mais quarantaine oblige, nous avons eu recours au téléphone. Je n’avais, pour connaître son émotion, ses élans ou ses doutes, que sa voix. Comme si j’avais été aveugle. J’étais forcé de le voir autrement, de l’écouter bien mieux, bien plus attentivement que si j’avais été avec lui. Étrange exercice.

Or c’était précisément de voir que me parlait ce garçon. Il se prépare à prendre un engagement scout que j’ai moi-même pris à son âge, un engagement d’aîné. Dans le cérémonial, on pose des questions. « As-tu compris » que tes actes t’engagent — oui, mon gars comprenait —, que tu dois rechercher la vérité — oui —, que la vie est à prendre au sérieux — oui —, « que » (je cite) « que tout homme est un être unique et que dans les plus humbles et les plus disgraciés luit une étincelle divine qui mérite ton amour ? » — Euh… Non. Non, il ne voyait pas cette étincelle divine. Il n’y arrivait pas.

Dans les rencontres qu’il faisait, il voyait des visages ouverts ou hostiles, mais rien qui suscitât son amour. Il voyait des apparences, un vêtement, un discours, une attitude. Il voyait des fonctions : le camarade d’école, le professeur, le commerçant, l’inconnu dans le métro. Il voyait l’enveloppe extérieure. Mais que ces personnes aient un cœur et que Dieu vive dans ce cœur, il ne le voyait pas. Il voulait bien le croire, intellectuellement, mais il ne le voyait pas.

Ne croyez pas ce jeune homme bouché ou indifférent. Il ne l’est pas du tout. Il a toujours été un excellent scout. Simplement, il est comme beaucoup d’hommes, comme presque tous les hommes : il a du mal à voir, à voir vraiment, à voir l’essentiel, à dépasser les apparences, les préjugés, les idées ; il a du mal à se laisser toucher au cœur.

Et je crois que nous sommes tous comme lui. En tout cas, je suis comme lui…

Je crois aussi comme nous sommes tous, au moins un peu, comme les pharisiens de l’Évangile. En regardant l’aveugle, ils ne voient ni sa foi ni son espoir : ils voient son handicap ; ils cherchent la faute, ils édifient une théorie, ils classent en bons et mauvais, ils passent complètement à côté. Arrive Jésus, et Jésus donne à cet homme la vue, la vue des yeux, et surtout la vue du cœur. Jésus a vu dans cet homme un cœur qui attendait Dieu et l’homme a vu dans Jésus non pas le guérisseur ou le rabbi, mais le Seigneur lui-même. L’un et l’autre se sont reconnus au cœur.

Ce n’est pas pour rien que cet Évangile arrive en carême. Le carême n’est pas que le temps où l’on se dépouille, un peu, des choses matérielles. C’est surtout le temps où l’on se défait de ce qui nous sépare du Seigneur et de ce qui fait obstacle entre nous et les autres. Des apparences, séduisantes ou hostiles, des réflexes superficiels, des habitudes, des préventions et de toutes ces écailles protectrices qui aveuglent notre regard. Au téléphone, je ne pouvais pas voir le visage de Grégoire. L’épidémie qui a figé notre pays me forçait à essayer de voir son cœur. Frères et sœurs, vous qui vous unissez à cette messe par la télévision, ce que vous voyez sur votre écran est une messe sans apparence, sans éclat, une pauvre messe célébrée dans un studio, une petite table en guise d’autel. Ce n’est plus que le cœur de la messe. Mais l’essentiel est bien là : le don d’amour du Christ, l’espoir, la fidélité. Et séparés de vous, ne voyant pas des visages, mais des projecteurs et des caméras, nous devinons tout ce qui vous anime dans ces jours d’épreuve partagée : le même espoir dans l’épreuve, la même fidélité, la confiance, le désir d’aimer — l’étincelle divine qui se trouve dans chacun de vos cœurs, la beauté qui brille cachée dans le secret de tout homme, la splendeur des enfants de Dieu.

Références bibliques : 1 S 16, 1b.6-7.10-13a ; Ps 22 (23), 1-2ab, 2c-3, 4, 5, 6 ; Ep 5, 8-14 ; Jn 9, 1-41

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